dimanche 6 novembre 2016

Interview avec Leyla McCalla

(c) Sarrah Danziger

Quelques jours avant son concert parisien, la chanteuse et violoncelliste Leyla McCalla nous a reçu dans le hall de son hôtel pour évoquer son parcours et poser un regard, acéré, sur le monde qui l'entoure. Rencontre...


Tu aimes être en France ?
Leyla : J'aime beaucoup. C'est culturellement très différent de beaucoup d'endroits où j'ai la chance de pouvoir voyager. J'ai l'impression qu'on prend bien soin de moi ici. Le climat politique et social est globalement assez intimidant en ce moment, c'est un peu lourd. Mais sinon, à part ça, j'aime être en France.

Il y a quelques chansons en français et en créole sur le disque. Est-ce que d'une certaine façon tu te sens proche de la culture française ?
Leyla : Je me sens plus proche de la langue que de la culture en fait. Avec la colonisation, le français s'est répandu en Afrique, aux Antilles et dans une partie des Etats-Unis. Et dans d'autres endroits aussi certainement, mais ce sont les pays que je connais et avec lesquels j'ai une connexion. Il y a quelque chose de captivant dans le français. J'ai grandi avec beaucoup de gens parlant créole autour de moi. Faire la connexion entre le français et le créole et essayer de comprendre quelle est la relation entre les deux langues et pourquoi. C'est très intéressant.

Tu as grandi aux Etats-Unis, dans une famille Haïtienne. En écoutant le disque j'ai eu l'impression que tu étais constamment à la recherche de tes racines. Cela-a-t-il été difficile de trouver un endroit où tu te sentais bien ?
Leyla : D'une certaine façon oui. J'ai suivi mon instinct et cela m'a amené sur un chemin assez peu orthodoxe. Et j'ai réalisé que chez moi le sentiment d'appartenance est différent, parce que je suis tout le temps sur le départ, toujours en train de chercher et que tout cela fait partie intégrante de la vie d'artiste ou de musicien en tournée. Et maintenant que je tourne avec ma famille, je pense que ma définition personnelle d'une maison a changée. Plutôt que de trouver un endroit où vivre, ce qui a été difficile ç'a été de définir ce que signifie « maison » pour moi.

Et alors, qu'est-ce qu'une maison pour toi ?
Leyla : C'est la question la plus difficile de toute l'interview (sourire). Je suppose que la maison c'est un endroit où tu te sens à l'aise. La façon dont j'ai vécu, et maintenant j'élève ma fille et j'ai ma famille avec moi sur la route… Tout cela fait que la maison pour moi elle est là où je me trouve. C'est un sentiment que j'apprends à établir partout, où que je sois. Ce n'est pas un endroit précis. Mais dès que je suis trop à mon aise quelque part, cela devient chiant. Je pense que d'une manière générale, la maison pour moi, c'est un endroit où tu peux être toi-même.

Qu'est-ce que tu as ressenti quand tu as découvert la Nouvelle-Orléans la première fois ?
Leyla : J'ai eu l'impression d'un attrape touriste géant ! J'ai été désenchantée. La deuxième fois je suis restée un mois. J'avais rencontrée des personnes en jouant dans la rue à New York et elles m'ont invité à la Nouvelle-Orléans pour jouer avec elles. J'étais à vélo avec mon violoncelle et j'ai senti le parfum enivrant de la liberté. Magique ! Je suis tombée en amour avec la ville. Je suis revenue encore une fois et j'ai décidé à ce moment là de déménager. Je voulais être là-bas, il y avait quelque chose qui m'appelait. Cela venait en partie de la musique. C'était un tel contraste avec mon quartier à New York. Gagner ma vie en tant que musicienne, c'était un de mes buts depuis longtemps. J'ai senti que c'était possible à la Nouvelle-Orléans. A New York c'était une vraie bataille. Je devais faire plein de boulots différents juste pour avoir le luxe de continuer à faire de la musique. C'était un tel déséquilibre… Mes sentiments envers la Nouvelle-Orléans ont beaucoup évolués, cela a tellement changé depuis mon déménagement en 2010… L'embourgeoisement (soupir)…

(c) Sarrah Danziger

Quelle comparaison pourrais-tu faire entre La Nouvelle-Orléans et Haïti ?
Leyla : La révolution haïtienne, Haïti d'une manière générale, a eu une grande influence sur la culture néo-orléanaise et aussi sur le pouvoir politique aux Antilles, en Europe et aux Etats-Unis. Haïti a été la première nation noire indépendante (Haïti est une nation indépendante depuis le 1er janvier 1804, ndlr). J'ai étudié la question, j'ai essayé de comprendre pourquoi ce pan de l'histoire était aussi méconnu. L'influence d'Haïti sur la Nouvelle-Orléans est énorme, en terme de langage et aussi sur la nourriture locale : les épices, le riz, la manière de cuisiner… Je suis sûre que la musique Haïtienne a favorisé la naissance du jazz. Le mouvement du banjo depuis les Antilles jusqu'aux Etats-Unis est un exemple. On aime dire que le jazz est né à la Nouvelle-Orléans, mais on oublie de se demander ce qu'est le jazz ? D'où vient cette musique ? Que signifie-t-elle ? On regarde l'histoire avec des œillères. En réalité, beaucoup d'éléments s'emboîtent pour au final créer une culture, pour faire qu'il y ait un changement. J'ai le sentiment que La Nouvelle-Orléans est un bon exemple de l'influence haïtienne.

Comment tu te sens sur la scène locale ?
Leyla : Et bien parfois je trouve ma place et parfois je ne la trouve pas. J'étais une musicienne classique et c'était la musique que je jouais dans la rue au début. Je n'étais pas complètement dans la scène jazz à l'époque. J'ai trouvé ma place parce qu'il y a tellement de gens passionnés par la musique à la Nouvelle-Orléans. Il y a toujours de la musique à la Nouvelle-Orléans, à chaque rassemblement, à chaque fête, à chaque spectacle. Partout, tout le temps, il y a toujours de la musique. Et c'est quelque chose que j'ai toujours voulu toute ma vie.

Il y a quelques chansons traditionnelles sur le disque, les racines c'est quelque chose d'important pour toi ?
Leyla : Oui.

C'est une forme de recherche intérieure ?
Leyla : C'est un peu des deux. C'est important de regarder en arrière et de comprendre ses racines, son héritage. L'histoire et son origine. D'une certaine manière c'est comme comprendre quelle est ma place et mon rôle dans tout ça.

Le titre de l'album « A day for the hunter, a day for the prey » (Un jour pour le chasseur, un jour pour la proie, ndlr) vient d'un proverbe haïtien…
Leyla : Cela veut dire beaucoup de choses différentes pour moi. Tu connais cette expression : Chaque chien à son jour ? Cela signifie aussi un jour pour l'oppresseur, un jour pour l'oppressé. Il y a une résonance avec beaucoup de faits historiques et aussi avec ce que l'on vit aujourd'hui. Le titre est tiré d'un livre que j'ai lu sur la musique et le pouvoir politique en Haïti à travers le vingtième siècle. Le livre parle du coup d'état en Haïti (Leyla fait référence aux événements qui ont mis fin au régime des Duvalier en 1986, ndlr) et des événements troubles qui ont suivi. Comment ces événements ce sont reflétés dans la musique et comment la musique a été utilisée pour favoriser la propagande d'un parti politique. Là-dessus se greffent des problématiques liées à l'immigration, aux réfugiés, aux prisonniers, le peuple qui fuit la violence et la persécution. Ce titre vient de mes recherches sur la Louisiane, Haïti, la France (où Jean-Claude Duvalier a vécu en exil pendant 25 ans, ndlr) et les Etats-Unis et l'intersection entre tous ces endroits différents. Ce titre est comme un parapluie posé au-dessus de cet album. Le désespoir, l'impuissance, toutes ces notions trouvent leur place dans ce titre. Il y a aussi une dichotomie que je trouve intéressante.

Tout cela est lourd de sens, mais d'un autre côté la musique est très légère…
Leyla : La musique est un outil magnifique pour s'élever spirituellement. C'est ce que j'essaie de faire quand je joue et j'espère que le public l'entend.

(c) Sarrah Danziger

L'album semble intemporel, comment rafraîchir ces chansons traditionnelles ?
Leyla : Et bien mon regard est frais (rires) ! Certaines de ces chansons ont été écrites des décennies avant ma naissance. J'étais ado durant les années 1990 et j'ai été diplômée de l'université il y a pratiquement dix ans maintenant. Autrement dit, je suis très jeune comparée à ces chansons ! Le monde dans lequel je vis et mon expérience sont très différents de ceux qui ont façonnés ces chansons. Quand tu mets tout ça en perspective, c'est inévitable, quelque chose de neuf et de différent va se produire. Je suis violoncelliste, tout a été pensé avec mon « cerveau de violoncelliste ». Mes arrangements notamment. Je ne sais pas comment je fais, je me surprends moi-même (rires) !

C'est ça qui est magique !
Leyla (rires) : Je prends soin de la musique et de la façon dont elle va être présentée au public. Quelle est la meilleure façon de jouer cette chanson ? J'y pense tout le temps…

Nous traversons des heures assez sombres à l'heure actuelle et le monde est de plus en plus violent. Penses-tu que la musique puisse être un soulagement dans ce contexte ?
Leyla : La musique a certainement un rôle très important à jouer dans la société à l'heure actuelle. Et on a définitivement besoin de soulagement. Maintenant pour ce qui est de la guérison, je ne sais pas, même l'industrie de la musique est complètement malade (rires) ! Pour moi, faire du business avec la musique revient à un paradoxe spirituel. Ce n'est pas pour cela que je joue mais en même temps, il faut aussi que je mange et que je rembourse mes prêts. Je ne pense pas que cela soit le sens de ta question mais j'ai l'impression qu'il y a du capitalisme partout et que du coup il faut tout le temps créer et en faire toujours plus. C'est toujours plus, plus, plus, et ce n'est jamais assez. En particulier dans la culture américaine. C'est peut-être différent en France ou peut-être pas d'ailleurs. Je marche dans la rue et je vois exactement la même chose, que des grandes enseignes et tout est en solde. On doit se débarrasser de notre stock pour en avoir plus. Comment soulager une société basée sur la consommation ? Ce qui m'intéresse moi c'est de créer quelque chose de consommable comme un outil spirituel et émotionnel. Mon label, les gens autour de moi on va peut-être me dire : « Il faut que tu deviennes une grande star et fais ceci et cela et tout le monde va se faire un paquet de fric ». Ce n'est clairement pas le but. Il y a comme une pomme de discorde pour un musicien. Y compris pour moi. Ce n'est pas comme si j'étais Madonna ou quelque chose dans le genre. Mais j'y pense ceci dit. Je pense que l'on a tous la possibilité de faire les bons choix sur la façon dont on produit et distribue notre musique. Et sur les thèmes que l'on aborde dans nos chansons et c'est le point sur lequel je suis concentrée. Les choix positifs qui sont à ma disposition. Parce que j'ai parfois l'impression que le monde n'attend qu'une seule chose : t'avaler complètement, prendre tout ce qui est possible et essorer tout le bien en toi jusqu'à la dernière goutte. Et à la fin cela te laisse mentalement, physiquement et spirituellement épuisée. Et je pense qu'il s'agît à l'heure actuelle du plus grand risque pour les musiciens. Comment se régénérer sans se briser ?

Et tu en as besoin si tu veux continuer à créer…
Leyla : Exactement. Il faut d'abord créer pour soi avant de partager. C'est impossible de se reposer uniquement sur ce que le public attend de toi. Il faut que cela vienne de l'intérieur. C'est intéressant de voir ce qu'il va se passer à l'avenir dans le monde. Il s'agît vraiment d'un moment très triste de notre histoire. On devait jouer au festival de jazz de Nice qui devait être la première date de notre tournée. C'était prévu pour le lendemain de cette tragédie (les événements du 14 juillet 2016, ndlr). Nos proches étaient inquiets pour nous. Mais que dire à propos des gens qui se trouvaient là-bas ? Clairement, nous devrions parler plus de ces problèmes et c'est pour cette raison que je fais de la musique. Je crois que le monde peut s'améliorer mais écrire quelques chansons ça n'est pas suffisant pour cela. On peut changer le cœur des gens. Il faut que nos politiciens, ceux qui prennent les décisions et qui nous représentent, inspirent la population. Cela ne peut pas être le rôle des musiciens seuls.

Propos recueillis le 22 juillet 2016.
En concert à Paris (Théâtre des Bouffes du Nord) le 12 novembre.
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